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ToiletPaper : anatomie d’un style devenu phénomène

Par François Chevret, publié le 24 septembre 2025

Entre provocation visuelle, surréalisme pop et critique des médias, le duo Cattelan/Ferrari a inventé un langage graphique instantanément reconnaissable. Retour sur l’esthétique ToiletPaper, devenue en quelques années une grammaire visuelle mondialisée.

Cela fait des années que Maurizio Cattelan cherche à nous déstabiliser par un travail qui agit sur nos émotions en piquant là où cela fait mal. Autant par sa production d’œuvres plastiques qui déclenchent à chaque exposition un relent de scandale que par ses expérimentations éditoriales.

 

Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari

 

Depuis 2010, cet artiste provocateur, en collaboration avec le photographe Pierpaolo Ferrari, décline dans son magazine ToiletPaper des photographies trashs, esthétiques, dérangeantes, fortement colorées, sophistiquées, décalées qui ont infusé la communication visuelle. Avec toujours la même logique en action.

 

Chaque image de ToiletPaper sème le trouble et ne laisse pas indifférent. On peut y retrouver l’esprit de Dada ou du Surréalisme, des images oniriques ou des oxymores visuels qui
manient le second degré. C’est à la fois déconcertant et captivant.
C’est aussi au grand photographe de mode Guy Bourdin que l’on pense. Dans les années 80, son travail de la couleur et ses ambiances étranges pour les campagnes des chaussures Charles Jourdan avaient bouleversé le monde de la photographie. Une référence qui a marqué toute une génération.

Photographies de Guy Bourdin pour les chaussures Charles Jourdan

 

Quand on demande à Maurizio Cattelan d’où vient le titre inattendu de sa revue, celui-ci explique en toute simplicité : « Tout cela découle d’un processus de digestion à l’œuvre après une overdose d’images ». Un processus de digestion, donc…

En effet, Cattelan décortique, déconstruit à sa manière la fabrication marketing de l’image publicitaire. En 2011, à la surprise générale, il décrétait la fin de sa carrière de plasticien internationalement reconnu en suspendant au plafond de l’immense rotonde du musée Guggenheim de New York, la quasi-totalité de ses œuvres. Une installation/rétrospective coup de tonnerre, ou coup de bluff ?

On parlera de marketing artistique ou de pied de nez de sortie. Une façon de se mettre en retrait pour se consacrer à un nouveau projet tout aussi provocateur… une revue d’images.

 

Double-page Permanent Food

 

Au début des années 2000, Maurizio Cattelan et Paola Manfrin s’étaient déjà rodés à la compilation d’images de magazines avec Permanent Food (14 numéros). Des doubles-pages d’associations de visuels trouvés dans la presse grand public. Pas de textes, pas de références, de crédits ni de principe d’organisation apparent. Que des visuels. ToiletPaper en sera une prolongation.

Entre les deux, Cattelan travaillera une variante éditoriale avec Charley. Il imagine un « fanzine » de bricolage visuel et d’accumulation d’œuvres d’artistes contemporains. Une publication dans laquelle célébrités et échecs se confondent. Et déjà une idée de digestion sans discrimination ou jugement.

« Permanent Food a été le résultat d’une fascination pour la publicité. Nous traitions les images de magazine comme s’il s’agissait de ready-made, en les privant de leur raison d’être originelle et en créant un nouveau contexte dans lequel elles pouvaient vivre une seconde vie pour se diffuser différemment. Avec ToiletPaper, en revanche, nous faisons nos propres photographies de type magazine, nous produisons ce que nous voudrions voir comme publicité dans un univers alternatif » confiait Maurizio  Cattelan.

 

Les fondamentaux expérimentés dans Permanent Food et Charley, vont naturellement trouver leur place dans ToiletPaper dont le premier numéro sortira en juin 2010. Des photographies sophistiquées où tout se fait à la prise de vues (pas de retouche ou de montage numérique), pas de texte, des couleurs saturées, un souci du cadrage, un travail de la mise en scène précis.

Le magazine est une forme hybride, entre livre d’artiste à tirage limité (3000 exemplaires) et revue populaire abordable qui est édité deux fois par an et qui peut se décliner en produits dérivés sous forme de t-shirts, de tapis, de meubles, d’assiettes ou de mugs. Il s’agit pour le duo de revisiter avec malice les codes de l’iconographie médiatique (la mode, la publicité ou le cinéma) pour les digérer avec minutie, et ainsi capter l’attention du spectateur. Un environnement années 70, un univers commercial pop nourri de la culture des Trente Glorieuses.

 

Comment définir cet ovni artistique, médiatique ? C’est plein de provocation, de paradoxe narratif, une impertinence absurde, de l’ironie et de la dérision assumée. Ou bien s’agit-il d’une simple réponse à l’« Overdose visuelle » d’une société dominée par la consommation et le règne de l’apparence ? Un pas de côté dans un savant mélange de normalité et d’ambiguïté dérangeante. Une captation de L’inquiétante étrangeté de Freud qui trouble toujours.

Cela ressemble généralement à une publicité dépouillée de tout produit, ou de tout slogan. Une démonstration de la puissance d’une image construite avec méthode. Mais alors, s’agit-il de propagande, de communication idéologique ?

On repense aux différents tests psychologiques du début du XXe siècle où il s’agissait d’infuser une idée à une personne sans trop intervenir. En laissant le spectateur imaginer et construire par lui-même une narration. L’impliquer en lui donnant les éléments d’une équation habilement définie : « Ne leur donnez pas 4, donnez-leur 2+, ils déduiront d’eux-même la solution ». C’est la base du storytelling et c’est terriblement efficace.
C’est ce qui fait la force d’une communication sans commentaire qui ne prend pas le spectateur par la main pour lui dire ce qu’il doit penser.

Il s’agirait donc d’images captivantes qui n’auraient d’autre finalité que de dévoiler au grand jour leur pouvoir ? Mais de quel pouvoir parle-t-on ? Est-ce le pouvoir de l’image ou bien le pouvoir de Cattelan & Ferrari ?… Peut-être les deux ! « Je pense qu’il y a quelque chose d’extraordinairement puissant dans les images, elles touchent à un niveau bien plus profond que ne le peuvent les mots. J’aime surtout l’idée que les images les plus simples sont aussi les plus efficaces. » précise l’artiste.

Cette esthétique c’est déjà celle des réseaux sociaux… avec 10 ans d’avance. Le lecteur se trouve comme aimanté par l’image. Il suffit pour s’en convaincre de voir le résultat quand des médias internationaux offrent une carte blanche à Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari pour intervenir sur leur couverture (New York Times Magazine, Libération, M le Magazine du Monde…). Des visuels instantanément mémorisables.

 

Et puis rapidement, Maurizio Cattelan et Pierpaolo Ferrari sortiront du cadre de la revue pour expérimenter le style ToiletPaper dans d’autres milieux avec toujours la même obsession de tester la puissance de leurs images. De critique des médias, ils vont céder à la contradiction de faire de la publicité pour des marques commerciales.

Car logiquement le monde de la communication n’est pas resté longtemps insensible à leur travail. Kenzo, mais aussi Lavazza, Gufram ou Nike par exemple, solliciteront le duo pour des campagnes publicitaires. Et nombreux seront les communicants à s’inspirer voire à plagier sans état d’âme le style ToiletPaper.

Mise en regard de 2 annonces presse par Joe la Pompe sur son blog de dénonciation du plagiat publicitaire

 

En 2013, les images de ToiletPaper orneront les sept fenêtres de la façade du Palais de Tokyo, à Paris. Quelques mois auparavant un visuel ToiletPaper avait occupé le gigantesque panneau d’affichage de la High Line à New York. Et toujours cette ambiguïté dans la dénonciation d’une société dominée par la consommation et la publicité tout en adoptant les supports qui vont assurer la promotion de leurs auteurs.

Après avoir été un des plus grands artistes ou plasticiens des 20 dernières années, Cattelan se transformera ainsi en influenceur ou « tendanceur » proposant ToiletPaper comme un cahier de tendance ! Difficile de s’y retrouver.

Le temps d’un été, en 2016, le duo italien s’installera aux Galeries Lafayette pour mettre en scène et en volume une déclinaison d’objets de leur production joyeusement kitsch et décalée dans le grand magasin parisien. Et pour le coup, le spectateur repartait avec de la vaisselle, des coussins, du papier peint ou encore des serviettes de plage estampillées ToiletPaper.

La même année, ce sera la consécration par le milieu de la photographie d’auteurs avec une exposition événement aux Rencontres photographiques d’Arles. L’affiche officielle reprendra un visuel ToiletPaper. Ils pousseront l’expérimentation jusqu’à inviter dans plusieurs numéros hors-série de grands noms de la photographie proche de leur univers, comme Martin Parr ou Alex Prager, pour dialoguer avec leurs images.


En 10 ans, ToiletPaper est passée d’une revue confidentielle à un style esthétique qui s’est imposé dans la communication, la mode et le graphisme. ToiletPaper est aujourd’hui une marque, un studio de création implanté à Milan qui décline les visuels sur quantité de supports. En gros, ToiletPaper est partout !
Entre temps, en 2019, Maurizio Cattelan est revenu sur le devant de la scène artistique à Art Basel Miami avec une fois de plus, un coup d’éclat qui s’est transformé en coup de maître.

Sur le stand de la galerie Perrotin, il a exposé Comedian, une (vraie) banane simplement scotchée au mur. En 2024, celle-ci sera vendue 6,2 millions d’euros.
Maurizio Cattelan en fait décidément trop.

“Comedian”, Maurizio Cattelan, 2019
 

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Le rédacteur

François Chevret est graphiste, enseignant et chroniqueur. Depuis 2020, il publie une newsletter hebdomadaire, La Survivance, consacrée à l’image et aux différents acteurs du design graphique.
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