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Signalétique, héritage et authorship : ce que le débat sur Parisine révèle

Par Lucrezia Russo, publié le 17 juin 2025

Et si, à force de vouloir simplifier, on effaçait l’histoire ? Ce débat autour d’une typographie dit beaucoup de notre rapport au design, au commun, et à la mémoire. 

Le 6 mai dernier, le typographe français Jean-François Porchez a publié un post sur LinkedIn en réaction à un article du quotidien Le Parisien intitulé : « Entre la RATP et Île-de-France Mobilités, c’est la guerre des polices… de caractères. » (1)

 

Le post :

 

« Alors que 95% des usagers défendent leur attachement à l’identité construite par la RATP dont mon Parisine fait partie, IDF Mobilité joue contre leurs partenaires et les franciliens.

La commande de leur caractère est une dépense inutile et contre-productive, ajoute du bordel pendant 20-30 ans.» (2)

 

Jean-François Porchez fait ici référence à la décision prise par Île-de-France Mobilités d’unifier progressivement l’identité du métro parisien avec celle du réseau régional élargi, en intégrant la signalétique et la direction artistique dans un système global. Cette transition acterait, selon plusieurs voix du milieu, la disparition progressive d’une identité visuelle construite par la RATP au fil des décennies — une identité que beaucoup considèrent aujourd’hui comme un véritable patrimoine immatériel de la ville. Ce changement serait perçu non seulement comme une rupture esthétique, mais aussi comme une perturbation de la relation d’usage et de reconnaissance que les usager·ères ont tissée avec ce système graphique.

 

Ce post a déclenché un débat intense et des échanges d’opinions entre figures influentes du design, dont certaines sont directement impliquées dans les projets de signalétique du Grand Paris ou de la RATP. Le débat a rapidement gagné en ampleur et reste, à l’heure où j’écris, très actif.

 

Signalétique de la RATP utilisant la typographie Parisine, dessinée par Jean-François Porchez.
Source : https://typofonderie.com/fr/gazette/parisine
RATP / Jean-François Porchez – Typofonderie.


Cette controverse typographique semble soulever, par ailleurs, des questions bien plus larges que le simple choix d’une police de caractères. Elle révèle des tensions institutionnelles, des stratégies de commande publique, des enjeux d’identité territoriale, et la manière dont le design graphique s’inscrit (ou non) dans des dynamiques de long terme au sein des infrastructures publiques.
Au-delà des préférences esthétiques ou des désaccords d’expert·es, cette affaire interroge la place du design dans la construction du quotidien et sa capacité à structurer (ou à déstabiliser) l’expérience vécue des usager·ères dans l’espace public.


Qui décide ? Pour qui ? Et à partir de quand considère-t-on qu’un design devient patrimoine ?


La complexité du sujet dépasse largement le cadre de ce billet. Néanmoins, au-delà des choix politiques en jeu, cette controverse met en lumière un enjeu plus structurel (et profondément culturel) qui mérite une attention particulière : celui des tensions entre différentes pratiques du design et les cultures dans lesquelles elles s’inscrivent. Elle révèle, indirectement, une friction entre, d’une part, les questions d’échelle et de complexité et, d’autre part, la notion d’
authorship(3) ; entre un graphisme conçu comme outil au service de la clarté et un graphisme envisagé comme une pratique porteuse d’un regard.


Dans ce contexte, la France, où les graphistes sont historiquement considéré·es comme des artistes-auteur·ices, constitue un cas particulièrement éclairant et sensiblement distinct des autres traditions culturelles du design graphique. Si on pense que l’ethos du graphisme français contemporain, entendu comme une pratique auteuriale, critique et culturellement située, trouve ses racines dans le mouvement des affichistes des années 1970 et 1980
(4), on perçoit comment le graphisme français s’est construit à la fin du XXe siècle en opposition à la rigueur et à la froideur du graphisme suisse issu de la culture moderniste. (5)


Aujourd’hui encore, cet héritage demeure une référence structurante dans la conception française du design graphique. Et cette posture culturelle a été renforcée par un cadre institutionnel : le statut de graphiste artiste-auteur·ice n’est pas seulement symbolique, mais il est officiellement reconnu par les structures administratives. Pendant des décennies, les graphistes ont bénéficié d’un régime fiscal distinct, d’abord sous la Maison des Artistes (qui regroupait les professions artistiques) puis, aujourd’hui, sous l’URSSAF au sein du régime des Artistes-Auteurs. L’alignement du design graphique sur les arts visuels est ici rarement remis en question.


À l’inverse, d’autres traditions du design — notamment celles façonnées par les principes modernistes du design suisse — tendent à rejeter la figure du·de la designer engagé·e et auteurial·e. Des figures comme Josef Müller-Brockmann, considéré comme un des pères du graphisme suisse, défendaient explicitement l’effacement du·de la graphiste derrière la clarté du message et la pureté de la fonction.
(6)


Dans le débat à ce sujet dans les années 1990 aux États-Unis
(7), la réflexion reste strictement inscrite dans le champ du design. Il ne s’agit jamais, dans ce contexte, d’assimiler les graphistes à des artistes : les designers demeurent des figures professionnelles situées dans une chaîne de production. 


Le rationalisme du
Suisse Style — qui a profondément influencé la culture graphique anglo-américaine ainsi qu’une grande partie de l’Europe, notamment les pays scandinaves et l’Italie — promeut une vision du design comme discipline neutre et orientée vers le service.


Cette distinction culturelle permet sans doute de mieux comprendre le nœud du débat déclenché par Jean-François Porchez et pourquoi lui, comme d’autres, considère la Parisine non pas seulement comme une police conçue pour la signalétique urbaine, mais comme un véritable élément de patrimoine culturel : le travail graphique devient héritage lorsqu’on reconnaît en lui une valeur qui dépasse sa seule fonction — une valeur esthétique, symbolique, mais aussi une signature d’auteur·ice.


Mais une question importante se pose : dans le cas d’une typographie — discipline qui, par définition, vise la lisibilité — la posture auteuriale reste-t-elle pertinente ? Et c’est encore plus vrai pour la Parisine, spécifiquement conçue pour offrir une lisibilité optimale aux usager·ères des transports publics parisiens. Peut-on encore parler d’
authorship dans un cadre aussi contraint par la fonction ?


Accepter qu’une typographie s’intègre dans un système, c’est aussi, d’une certaine manière, renoncer à une part de son
authorship. Et pourtant, paradoxalement, c’est précisément cette intégration — cette mise en système — qui garantit sa durabilité, sa visibilité, et son inscription dans l’expérience quotidienne des usager·ères, et la fait devenir partie de l’héritage culturel de la ville.


Cela nous ramène à la deuxième grande question soulevée par cette controverse : celle de l’échelle. Jusqu’à quel point le design doit-il s’inscrire dans un système pensé pour normaliser — et parfois aplatir — l’environnement graphique ?

 

La signalétique du Grand Paris Express appliquée à la station “Aéroport d’Orly” sur la ligne 14.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/A%C3%A9roport_d%27Orly_(m%C3%A9tro_de_Paris)
Image libre de droits selon licence CC BY-SA.


Dans les pratiques issues du design de service, centrées sur les besoins des utilisateur·ices, et dans lesquelles le design de la mobilité s’inscrit pleinement, l’objectif n’est pas de faire émerger la singularité d’un geste graphique, mais de garantir la cohérence, l’accessibilité et l’efficacité des dispositifs. Ces approches, développées plus récemment en France, privilégient une lecture claire de l’information, notamment dans des contextes complexes comme les transports publics ou les services administratifs.


Au cours des deux dernières décennies, parallèlement à l’essor du design numérique (notamment dans les domaines du UX/UI)
(8), le design de service, en partie hérité de la tradition du design fonctionnel suisse, a progressivement croisé les enjeux territoriaux et institutionnels. En France, il a dû s’adapter à un contexte marqué par une culture graphique imprégnée d’une posture auteuriale et engagée. Et c’est précisément dans ces croisements que s’enracinent aujourd’hui les tensions entre design d’auteur·ice et design de service.


Cette perspective permet aussi de comprendre, et peut-être de défendre, la position de Jean-François Porchez et de la RATP, dans leur volonté de préserver un système graphique qui, à l’échelle du métro parisien, a fait ses preuves.
La question mérite d’être posée : faut-il vraiment renoncer à une identité visuelle profondément ancrée dans la culture et largement appropriée par ses usager·ères, au nom d’un méta-système graphique unifié à l’échelle régionale ? Qui est cet·te usager·ère idéal·e — ce persona abstrait — qui aurait servi de modèle à la conception d’un tel système ? Et jusqu’où pousse-t-on cette logique d’harmonisation ? Où pose-t-on les limites ? La controverse autour de la Parisine ne se résume donc pas à une querelle typographique. Elle met en tension deux visions du design graphique : l’une orientée vers la performance et la standardisation à grande échelle ; l’autre enracinée dans la culture, l’héritage et le lien aux lieux, aux temporalités et aux usager·ères.


Dans un contexte où les systèmes graphiques sont de plus en plus conçus pour être uniformes, modulaires, interopérables, il est crucial de ne pas perdre de vue la question de l’échelle humaine. Un design graphique pleinement ancré dans le territoire ne se contente pas de transmettre une information de manière efficace : il traduit aussi des valeurs, une histoire, une relation au commun. 


La culture graphique française, historiquement construite dans un entre-deux singulier — entre art et fonction, entre auteur·ice et usager·ère, entre expression individuelle et commande publique — est un espace hybride, souvent perçu comme une exception culturelle, qui peut aussi être une ressource précieuse pour réinterroger les grands projets d’unification graphique. Cette exception invite à poser, à chaque fois, une question fondamentale : comment intégrer des dimensions culturelles, sensibles, voire patrimoniales, dans des systèmes conçus pour fonctionner à grande échelle ?


Plutôt que de choisir entre efficacité systémique et attachement culturel, entre lisibilité et mémoire, peut-être s’agit-il aujourd’hui de tenir ensemble ces dimensions. Et de défendre un design graphique qui ne soit ni purement utilitaire, ni exclusivement auteurial, mais qui compose avec la complexité de la dimension humaine.

 

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(1)Vincent Vérier, « Entre la RATP et Île-de-France Mobilités, c’est la guerre des polices… de caractères », Le Parisien, 6 mai 2025

 

(2)Jean-François Porchez, post LinkedIn, 6 mai 2025.


(3)Le terme authorship, difficile à traduire en français, désigne l’état ou la condition d’être l’auteur·ice d’une œuvre : non seulement la personne à l’origine d’une œuvre, mais aussi le rôle qu’elle y joue — l’intention, la responsabilité et la reconnaissance attachée. En français, on parle de « statut d’auteur·ice » ou de « posture auteuriale  ». 


(4)L’héritage intellectuel de collectifs tels que Grapus, puis Nous Travaillons Ensemble, par exemple, a joué un rôle central dans la construction d’une posture de graphistes politiquement et socialement engagés en posant les bases du design graphique comme pratique d’auteur·ice.


(5)Gérard Paris-Clavel, un des fondateurs du collectif Grapus, s’oppose, par exemple, explicitement à cette rigueur moderniste, revendiquant au contraire un graphisme engagé, porteur de sens et ancré dans le politique. Voir « Pierre Bernard, conscience sociale du graphisme, disparaît à l’âge de 73 ans », Télérama, 24 novembre 2015.


(6)Josef Müller‑Brockmann défend une approche objective du graphisme, affirmant que « le retrait de la personnalité du·de la designer derrière l’idée, le thème, l’entreprise ou le produit est ce à quoi aspirent les esprits les plus brillants » (the withdrawal of the personality of the designer behind the idea, the themes, the enterprise, or the product is what the best minds are all striving to achieve). Ce principe de mise entre parenthèses de l’auteur·ice au profit de la clarté du message illustre la rationalité radicale du Swiss Style. Voir Josef Müller‑Brockmann, Grid Systems in Graphic Design: A Visual Communication Manual for Graphic Designers, Typographers and Three Dimensional Designers (Niederteufen : Verlag Niggli AG, 1981), 13


(7)Par exemple, voir The Designer as Author de Michael Rock et The Designer as Producer d’Ellen Lupton.
Michael Rock, “The Designer as Author,” Eye 20, no. 5 (1996), https://www.eyemagazine.com/feature/article/the-designer-as-author ;
Ellen Lupton, “The Designer as Producer,” in
The Education of a Graphic Designer, ed. Steven Heller (New York: Allworth Press, 1998), 132–135.


(8)Le UX Design (User Experience Design) désigne une approche centrée sur l’expérience utilisateur·ices, tandis que le UI Design (User Interface Design) se réfère à la conception des interfaces avec lesquelles ces dernier·ères interagissent. Ces deux disciplines, aujourd’hui centrales dans le design numérique, sont souvent combinées dans les processus de conception de services digitaux.

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La rédactrice

Lucrezia Russo est designer graphique, enseignante et chercheuse. Elle dirige depuis 2015 le département Communication Design du Paris College of Art, où elle enseigne également. Ses recherches portent sur l’innovation pédagogique dans l’enseignement supérieur, et s’intéressent particulièrement au potentiel du design comme levier de transformation sociale et pédagogique.
 
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