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L’image avant la lettre

Par Étienne Hervy, publié le 20 février 2024

De l’affichomanie au travail de Jean Widmer ou Josef Müller-Brockmann, en passant par Peter Saville ou Michel Quarez, Étienne Hervy interroge la relation entre le texte et l’image.

Dans l’exposition “Mode et sport, d’un podium à l’autre” au MAD – Musée des Arts Décoratifs de Paris – le visiteur croise une image au format 160 sur 115 cm : le poing levé et ganté de blanc, une escrimeuse vêtue de noir sur fond jaune (un artifice qui permet de faire exister le blanc en « réserve », c’est-à-dire par la teinte du papier que l’encre laisse à nu) brandit fièrement une épée, un sabre et un fleuret. Seul signe vif et visible : un cœur rouge disposé sur la poitrine de la bretteuse, mais il s’agit bien d’un élément du plastron opportunément attrayant auquel le talon fait discrètement écho. Discrètes, à peine estompées par l’ombre du modèle, trois lettres capitales soulignées : PAL. En bas à droite, le nom et l’adresse de l’imprimeur (le dépôt légal et le gage de qualité y sont pour quelque chose). Puis et surtout, à gauche, un vide béant que la finesse des trois lames ne suffit pas à combler. La pose de trois quarts face compense l’asymétrie, mais la composition, si elle reste bien balancée, demeure pourtant déséquilibrée. Tant de jaune et pourtant quelque chose manque. 

Pour en savoir davantage, l’œil devra sortir du cadre jusqu’à trouver le cartel apposé à proximité par le musée. Le regard devient lecture, apprend qu’il s’agit de l’affiche d’un concours d’escrime dessinée en 1900 par Jean de Paleologu dit PAL. Plutôt que de savoir quel concours il s’agit (depuis tout ce temps celui-ci est certainement révolu), une autre question s’impose : qu’est-ce que cette affiche muette ? Pas un poster1 pour peine d’anachronisme. Pas loin pour autant, il s’agit d’une affiche destinée non pas au public des escrimeurs, mais aux amateurs d’art, collectionneurs d’estampes que l’existence en exemplaires multiples rend accessibles. Sans qu’on retienne nécessairement son origine, le terme consacré est celui d’affiche « avant la lettre », passé depuis dans le langage public. Loin de se précipiter et de mettre la charrue avant les bœufs, il s’agit d’être ou d’agir en avance sur son temps, en pionnier.

l’image ne dit pas tout mais elle dit ce que le texte ne dit pas. L’une ouvre le sens quand l’autre le précise

Dès 1890 l’affichomanie fait fureur : si l’affiche n’est pas un média neuf, les progrès technologiques permettent qu’au texte typographié s’ajoutent  la couleur et l’image. Cette dernière est confiée à des artistes qui maîtrisent le dessin, la peinture, la couleur et la technique de la lithographie : Jules Chéret, Steinlein, Lautrec… L’engouement est rapide et profond, la renommée de l’affiche illustrée française est internationale : des salons et des expositions sont dédiés à leur production, des marchands se spécialisent et des collections se montent, et c’est à eux que se destinent ces affiches avant la lettre. 

Considérons maintenant un autre « état » de l’affiche de PAL augmentée de texte rapporté en typographie (exception faite du titre qui est un lettrage dessiné à la main). Celui-ci permet à l’image de prendre la parole et lui confère la fonctionnalité d’un objet de communication publicitaire dans lequel l’illustration joue bien entendu son rôle afin de séduire et convaincre. Notons au passage l’accumulation d’informations dont la hiérarchisation à coup d’alternances rouge/noir capitales (majuscules)/bas de casse (minuscules) et variations de tailles de corps ne parvient pas à masquer la surabondance. Si la publicité peine encore à renoncer aux « cover girls » pour vendre, elle a progressé en matière d’économie de mots ; quitte à les remplacer par des logos ou des # pas toujours utilisés à bon escient.

Dans cette relation entre le texte et l’image se dessine une tension entre l’« avant la lettre » et la « lettre et l’esprit » chers à Montesquieu : l’image ne dit pas tout mais elle dit ce que le texte ne dit pas. L’une ouvre le sens quand l’autre le précise. Une part du graphisme et des mécaniques visuelles réside dans les infinies possibilités de modulation, au sein d’un cadre commun, entre l’un et l’autre pôle. 

Des règles différentes régissent le mot et la forme au point, parfois, de donner lieu à de fermes prises de positions voire de franches oppositions. En 2006, dans “La Voie graphique”, leur contribution à la revue Marie-Louise en forme de 147 commandements, Manuel Krebs et Dimitri Bruni, fondateurs suisses du duo graphique Norm ont ainsi écrit en septième position de cette longue énumération : « Image et texte ne s’aiment pas et ne s’aimeront jamais. ». 

Je l’illustre avec le travail conçu en 1980 par la graphiste Peter Saville pour Unknown Pleasures, le premier album du groupe Joy Division, l’une des pochettes de disques les plus iconiques et les plus reproduites sous forme de t-shirt, de tongues ou de mugs sans que, le plus souvent titrée, elle soit réellement comprise. Au recto, décontextualisée en négatif (blanc sur fond noir) sur son papier légèrement texturé, l’image2 conserve un format réduit cerné de larges marges, elle devient un quasi signe, un signifiant vide de sens (du moins d’évidence) disponible pour ce que l’observateur voudra bien y mettre. 

Cette fois encore, le texte est absent, ni nom de groupe ou d’album, moins encore de légende : « Avoir le titre sur la pochette semblait juste superflu. J’ai demandé à Rob [Gretton, le manager du groupe, NDLR] et, de lui à moi, il nous semblait que ça n’était pas cool de le mettre. C’était l’époque post-punk et nous étions contre la célébrité pompeuse. Ce groupe ne voulait pas devenir des pop-stars. » déclare ainsi Peter Saville au Guardian.

Pour radicaliser son geste, le graphiste a déporté au verso les mentions habituelles, en haut : « JOY DIVISION – UNKNOWN PLEASURES » en bas : FAC10 · A Factory Records Product ». Les deux lignes de texte s’inscrivent dans un format comparable à celui qu’occupent les ondes du pulsar. Elles sont séparées par trois lignes qui indiquent une nouvelle absence, un nouveau décalage. Ces filets indiquent l’emplacement ordinairement attribué aux titres des morceaux en faces A puis B. À leur tour, ceux-ci sont à chercher plus loin, imprimés sur le papier de protection du vinyle où, là aussi, ils s’opposent à une image, moins connue, celle d’une main passant par une porte entrouverte. Information ou message, ce n’est plus tant ce qui est exprimé qui est déterminant mais la façon dont les différentes composantes s’énoncent dans cette succession où, à chaque étape, la retenue, pour ainsi dire le non-dit, opère. 

L’image avant la lettre, c’est aussi ce que Jean Widmer conçoit en 1972 pour les panneaux d’information touristiques des autoroutes du sud de la France. Sur ces non-lieux où prime la vitesse, y compris dans la transmission d’informations, il opte pour une approche en deux temps. Il n’est pas question ici de signaler un danger ou l’imminence d’une bretelle de sortie mais de faire signe et d’indiquer qu’à proximité de cet environnement abstrait et par trop monotone se trouve une abbaye, un vignoble ou autre particularité locale remarquable. Sur fond brun – la couleur est restée pour signaler une information périphérique sans lien immédiat avec la conduite – un pictogramme blanc se détache. Entre 1972 et 1978, Widmer en dessinera plus de 500.

Son expression minimale permet la reconnaissance mais pas l’identification, elle agit comme une énigme avant que, deux ou trois cents mètres plus loin, un second panneau composé en Frutiger3 bas de casse4 livre en toutes lettres la réponse. Le travail de Widmer repose sur une recherche de l’équilibre le plus juste entre le figuratif/l’icône et l’abstraction afin de produire le signe le plus efficient. En témoigne son logotype pour le Centre Pompidou qui schématise la façade de l’établissement et, au passage, lui ôte un étage non utile à l’identification. Pour ses pictogrammes, Jean Widmer s’est inspiré des hiéroglyphes égyptiens, l’occasion pour nous de rappeler que l’écriture vient de l’image dont elle s’est peu à peu détachée en abandonnant la signification formelle au profit de conventions et de systèmes plus rationnels, en passant du dessin à la graphie. Qui sait aujourd’hui que les deux jambes de notre “A” romain sont tout ce qui reste des cornes d’un bœuf ? De l’animal entier, on a commencé à ne dessiner que la tête (comptabiliser les « têtes de bétail » est une des raisons d’être originelles de l’écriture) avant de l’abstraire progressivement pour gagner en simplification avant que le signe bascule pour en faciliter le tracé donnant naissance à l’aleph phénicien qui deviendra à son tour l’alpha grec. À leur façon, les lettres sont des images qui ont perdu leurs figures. 

 

 

En 1962, dans son essai du même nom, Marshall McLuhan avait prophétisé le passage de la « galaxie Gutenberg » à celle de Marconi. Pas si simple, notamment au vu de l’importance que les lignes de codes possèdent dans nos environnements numériques. Constatons également à quel point les grandes entreprises et les institutions capitalisent sur les mots : changement de nom, slogans, communiqués de presse… Tandis que, pour « travailler leur image », elles recourent volontiers aux visuels prêts à porter des banques d’images. 

Pour finir, je voulais revenir à l’affiche en tant que média en soi. Les Espagnols l’appellent « cartel ». Comment ne pas songer à ces petits cartons accolés aux côtés des œuvres dans les expositions institutionnelles ? Pour l’espace bâti du musée, ils sont l’équivalent de la légende dans l’espace imprimé du catalogue : renseignement essentiel pour les uns, encombrement pour les autres. En 1969, dans  « Les mots dans la peinture », Michel Butor tire le fil historique et passionnant de cette relation autant autour des œuvres qu’en leur sein-même, qu’il s’agisse de représenter la lettre, de nommer le sujet ou le peintre. Toujours, dans son propos, un élément demeure constant : celui qui, contemporain ou futur d’un tableau, porte son regard et mobilise son attention.

L’affiche serait-elle une œuvre qui (com)porte son propre cartel ou un cartel qui (con)tient sa propre œuvre ? Indifféremment de la relation texte image qui l’anime, l’affiche s’exprime en avant de son sujet – avant la lettre. Elle appartient aux images qui viennent à nous (les médias) plutôt qu’à celles que l’on va voir (l’art ?). 

Le Français Michel Quarez produisait de la même main de peintre le texte et les images de ses affiches peintes. Au cours de ses recherches graphiques, le Suisse Josef Müller-Brockmann finit par inventer un mode d’affiche purement typographique où la composition du texte fait forme. 

« La barrière du langage, c’est lorsque deux types parlent la même langue. Plus moyen de se comprendre. »5

 

 

Le rédacteur : 
Ancien rédacteur en chef du magazine étapes:, Étienne Hervy a été directeur artistique du festival international de l’affiche et du graphisme de Chaumont, ville où il a préfiguré le centre national du graphisme de 2010 à 2016. Il est aujourd’hui, critique, commissaire et enseignant spécialisé dans le graphisme, l’espace de la page et la place des images.

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1 L’anglais ne fait pas notre distinction entre l’affiche en tant que média communicant et l’image punaisée au mur des chambres d’ados qu’il appelle indifféremment posters.

2 Une reproduction de “100 consecutive pulses from the pulsar CP 1919” : les ondes du premier pulsar observé par l’homme représentées dans l’édition 1977 de la Cambridge Encyclopaedia of Science.

3 Dessiné par Adrian Frutiger pour l’aéroport de Roissy (inauguré en 1974), ce caractère est reconnu pour sa lisibilité technique. Il venait à peine d’être commercialisé (en 1976) lorsque Jean Widmer l’utilisa pour ses panneaux.

4 Les imprimeurs et les graphistes désignent “bas de casse” les lettres “minuscules” qui étaient rangé dans la partie basse des tiroirs de caractères en plomb tandis que les “majuscules” sont nommées “capitales” en référence à leur origine sur les frontons des temples romains quand le latin caput, capitis se traduisait par la tête, le chef, le capitaine, la capitale. 

5 Romain Gary, Adieu Gary Cooper, Gallimard, Paris, 1969

Image sur l’évolution de la lettre A extraite du site https://digitalthought.info/Letter-A.html

Visuel : détail d’une des affiches « Musica viva » créées par Josef Müller-Brockmann pour la Tonhalle de Zurich.

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